Ephéméride

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Spectacle Poésie-Musique donné à Clermont-Ferrand le 26 février 2009.

Lecture par l’auteure et la comédienne Dominique Mottet

Violoncellistes : Alexandre Peronny et Florian Berger

( En partenariat avec la Semaine de la Poésie)

Dominique Mottet, Chantal Dupuy-Dunier et Alexandre Perrony
Alexandre Peronny et Florian Berger

Émission de Sophie Nauleau "Ça rime à quoi", sur France Culture

 

Éphéméride , un titre simple, qui pourrait sembler ordinaire, pour un contenu qui ne l’est pas.
"Rien n’est minuscule."
Dans cette éphéméride poétique, Chantal Dupuy-Dunier a engrangé au long des jours, au long des pages, un an durant, des poèmes liés à la saison, aux lieux, à ses souvenirs, ses états d’âme. Mais il ne s’agit pas d’un assemblage aléatoire,hétérogène, bien au contraire.
Le temps, sans doute
cette rayure obstinée de la lumière
sur le disque de la mer,
ce cercle obsédant
où ce qui est désigné par l’ongle sensuel
génère ce qui l’a déjà été.

Devant nos yeux, se déroule en fait une seule séquence, avec ses « flash back », ses fils rouges comme la lumière du Phare d’Alexandrie englouti sous la mer, l’évocation de « la grand-mère des villes » et de « la grand-mère des champs », le retour constant à Encreux, lieu mythique d’écriture imaginé par l’auteur, qui n’est pas sans rappeler le Cronce de Creusement de Cronce (Voix d’encre 2008).
Le mur du four à pain
a cédé
sous les coups de l’averse.
Pierres et terre se mêlent
aux hautes ombelles
et aux pousses de prunelliers
pour obstruer le sentier
qui conduit au ruisseau.
Ainsi les murets,
ainsi les chemins,
ainsi les hommes…

Chantal Dupuy-Dunier superpose plusieurs couches de temps, les fait coulisser l’une sur l’autre telles des panneaux japonais. Une écriture par touches pointillistes. Devant nous, le présent glisse vers le proche passé. Une année de vie en direct, dont la construction est maîtrisée comme celle d’un récit romanesque. Ample réflexion poétique sur le temps, le sens de la vie et de l’écriture.
Que peut la poésie ?
Pour l’impossible,
je persiste.

Ce livre poignant est le reflet de notre vie, mélange de moments graves et d’autres plus légers, jamais mièvres. L’humour n’est pas absent.

 QUELQUES EXTRAITS :

( 15 avril )

Ce qui énonce le poème
est toujours le geste.
Aujourd’hui, celui offert par le passage d’un oiseau,
brièveté dans la texture même des feuilles,
entre lignes et nervures,
sillage,
comme aux marches d’un phare
les pas du dernier gardien,

sable serti dans les angles du granit.

( 21 avril )

Dans l’espace exigu des civilisations,
les langages ont confondu leurs signifiants
avec les strates formées
par les fragments d’amphores.

Le phare d’Alexandrie ne délivre plus
qu’à des poissons aveugles
des rêves de lumière,
mais ses pierres éboulées
leur servent d’abris.

Combien de pages pour héberger des poissons ?

Le rêve de la lumière
brille-t-il moins que la lumière ?

( 25 mai )

Dans l’encoche des non-dits,
le poète cherche à rapprocher les bords,
à remailler les lignes.

Les sapins, eux aussi,
allongent leurs doigts neufs vers le ciel
pour tenter de réparer l’espace.

Les poèmes sont des arbres.

( 7 mai )

Lent effeuillage du calendrier mural.

À Bonnieux,
enfant,
je grimpais sur une chaise paillée,
jaune aux coins tressés de rouge,
pour enlever la peau si fine du jour.
Ma grand-mère traduisait :
« Dijòu, Divèndre, Dimenche... »,
le dit des planètes,
et me lisait, sous le dessin, l’histoire drôle
que, souvent, je ne comprenais pas,
mais qui imprimait
sur le tracé de la journée
sa marque énigmatique.

Puis elle regardait la petite lune,
autre signe,
rond ou accent,
« pour le jardin ».

( 9 juin )

S’inscrire dans la ligne
du premier peintre
qui fit signe
sur les parois d’une grotte,
dans son projet de cathédrale,
dans l’indispensable inutilité de l’art.
Pour ce qui,
dans l’humain, peut dépasser l’humain.
Pour ce qui,
dans l’écrit, peut dépasser l’écrit.

( 25 juillet )

Les jours diminuent
de ce côté-ci de la Terre.
Le regard doit veiller
quel que soit l’éclairage
de ce qui nous est donné comme réel.
Le regard doit nommer
au-delà de l’équinoxe,
des apparences
et des pendules.

( 2 août )

Un jour,
les morts eux-mêmes se mettent à mourir.
Les croix des cimetières
s’effondrent
sur des tombeaux abandonnés.
On ne déchiffre plus
les noms gravés dans la pierre.

Nous marchons sur cette herbe jaunie
où, parfois,
tel un navire achevant de sombrer,
une proue de granit arrête notre pied.

( 7 août )

Le petit garçon joue avec ses frères.
Ils jouent aux soldats dans le terrain vague.
Le père a fabriqué pour eux
des épées,
deux morceaux de bois assemblés par des pointes.
Les enfants confondent les soldats avec des chevaliers.
Dans leur livre d’histoire,
les chevaliers sont vêtus de boîtes de conserve
et ont un bec comme les oiseaux,
qu’ils relèvent pour embrasser les princesses.

Plus tard,
le petit garçon
sera soldat « pour de vrai ».
Il tuera ses frères
et il violera les princesses.

( 16 août )

L’homme
regarde le trait droit d’un morceau d’ébène
déplacé par la mer.
Du bout de son index,
il trace dans le sable la même ligne,
et il se met à rire, l’homme des origines,
parce qu’il est devenu la mer.
Puis il tourne les yeux vers le soleil,
dessine un rond sur la plage,
et il rit plus fort encore, l’homme des origines,
parce qu’il est devenu le soleil.

( 15 octobre )

L’éternité tient dans ma main
entre une ligne de vie de six centimètres
et la terre du jardin
demeurée sous mes ongles.

( 24 novembre )
(Clermont-Ferrand)

Une autre vie
dissimulée derrière
le tain de la nuit ?
Serait-ce un autre rêve ?
Les mondes gigognes
jouent aux matriochkas
sur l’étagère des apparences.

( 17 décembre )

La nuit brille
d’étoiles mortes.
Dans des millions d’années-lumière,
nos vies persisteront-elles
sous le regard d’autres êtres ?

Aucun calendrier
n’approche les mystères du temps,
ne peut cerner l’espace qui est son champ multiple.
Le temps, tableau à double entrée
dont personne ne connaît l’ordonnée.

( 13 janvier )

« Où est le chemin ? »
D’abord : la distance entre le mot chemin
et ce qui serait le chemin...

Et ces cellules,
dans nos crânes,
qui tournent, comme des meules de moulin,
pour moudre
un blé absent.
La vie,
c’est le secret de Maître Cornille.
Quelques rouages,
du grain parfois
et les autres meuniers de rencontre.

( 14 janvier )

Vivre
pour la beauté du geste,
et pour les cendres.

( 23 janvier )

L’hiver agrandit
les paysages dévoilés
et éclairés par un soleil
qui monte du sol.
Mais il rétrécit
le langage
autour d’un seul mot :
neige.

( 16 mars )

Ce langage provient
des tombes et des bûchers.
Ses lettres sont d’os
et de cendres,
sa voix, le chant d’un oratoire,
sa musique, un rituel très ancien
dont l’écho répercute
les vibrations
jusqu’aux prochains os,
jusqu’aux prochaines cendres.

( 4 avril )

J’écris simplement pour les saisons
et les déplacements des oiseaux migrateurs.
J’écris pour les recommencements,
le regard aux aguets du jour
et des signes,
quelques années encore.

J’écris surtout
parce que je ne peux pas dire pourquoi j’écris.

( 11 avril )

Ce sont les matins qui importent,
ceux de l’humanité balbutiante
à la recherche de ses contours.
Petitesse et grandeur de l’écriture.

Je marche à quatre pattes.
Mes genoux laissent une trace
sur la page.

( 14 avril )

Je vous convoque,
vous, autres phares,
morts et vivants à venir,
oiseaux migrateurs.
Vous paraîtrez au bout de cette jetée blanche.

Ce sont les matins qui importent,
la poudre déposée par leurs ailes fragiles
sur le bout de nos doigts,
leur déplacement fugace
vers d’autres matins.

Ce qui énonce le poème
est toujours le geste.

ARTICLES DE PRESSE ET WEB :

 CERISEPRESS, A journal of Litterature, Arts & Culture
Fall-Winter 2012-2013, vol. 4, issue 11,

Chantal Dupuy-Dunier : "CARESS THE ESSENCE OF EXPERIENCE"

By DARLA HIMELES

"Éphéméride"
By Chantal Dupuy-Dunier
(Flammarion, 2009)
Poems

(April 24)
(June 6)
(June 11)
(August 6)
(August 26)
(October 30)

Translator’s Note :

Chantal Dupuy-Dunier lives and writes in Clermont-Ferrand, in the Auvergne region of France. These six translated poems are derived from her collection, Éphéméride, published by Flammarion in 2009.

In French, an éphéméride is a tear-off calendar, the kind found on many office desks ; it also refers to the history of a given day. For example, the éphéméride of June 10 for an American reader includes Judy Garland’s birthday, Janis Joplin’s first live concert, and Benjamin Franklin’s famous kite-flying experiment in a lightning storm. Life’s gestures are its telling details, the stuff memory is made of and, by extension, what poetry is made of. Given these definitions, it is not surprising that Dupuy-Dunier’s project in this, her fourteenth collection, is to offer a poem for every day of the year — including leap years. Her poems are essentially untitled, each simply labeled with the date it refers to in parentheses. Several of these poems directly comment on their dates’ éphémérides, such as August 6, which is subtitled, also in parentheses, “Anniversary of Hiroshima.” However, usually the poem’s engagement with its éphéméride relates more to Dupuy-Dunier’s personal history or to the small histories being made or reinscribed in the moment — in her garden, her home, or her travels — than it does to celebrities, saints, or cultural landmarks. In the poem for April 15, which is the date Dupuy-Dunier uses to begin her poem-calendar, she opens, “What sets forth the poem / is always gesture.”

Life’s gestures are its telling details, the stuff memory is made of and, by extension, what poetry is made of. Gestures can be grand, such as an atomic bomb or a political act of resistance, or they can be almost unnoticeable, such as a word spoken, a grain of sand, or the precise way a blended fragrance fills a kitchen. What artist, what poet, is not struck by the world’s many gestures ? Noticing the too easily overlooked, giving voice to the voiceless, offering language to the wordless — these are the poet’s tasks. Dupuy-Dunier uses the particulars of her world (our world) as metaphorical vehicles to bring us deeper into life’s gestures, inspiring us in our own daily noticing and our own encounters with the ephemeral pages of time. By learning to see the migratory birds, for example, or the pattern of wear on a lighthouse’s steps, we learn to read and write our worlds differently.

Chantal Dupuy-Dunier and I started corresponding about her poems and, eventually, our lives by e-mail. On New Year’s Day in 2012, she sent me an e-card wishing me a wonderful “20-douce,” a play on the similar sound of douze, which means “twelve” in French and douce, meaning “sweet.” It’s brilliant in French but impossible to translate literally into English. Imagine having greeted a friend on January 1, 2012, with, “Happy two-thousand sweet !” Maybe, if you share Dupuy-Dunier’s gift for wordplay, you might have cleverly wished a “happy two-thousand swell” to someone instead ; you would then have tasted the compromise-riddled art of literary translation.

I would say, to borrow from Dupuy-Dunier, that what sets forth the translation is always gesture. When a poem’s gesture — its movement or purpose or “inner shape” as Mary Ann Caws calls it — captures me, I commit to its translation regardless of what obstacles await.[1] The tension between translating a poem’s gesture and loyally enacting Dupuy-Dunier’s every skillful move is one that I have navigated repeatedly. For example, here is the first stanza of “June 6” :

Dès que l’enfant articule
« Tu es »,
il formule le meurtre d’Abel,
l’arrêt de mort primitif de l’Autre.

To a French speaker, the word play in line two is glaringly obvious : the phrase meaning “you are” (tu es) and the word meaning “to kill” (tuer) are homophones. “You are” in English sounds nothing like “to kill,” of course, so I had to decide how or whether to carry over Dupuy-Dunier’s wordplay. In many of my translations of Dupuy-Dunier’s work, English has enabled me to mirror her wordplay in some way, but not here. The inner shape of the poem names the differences between us (“You are”) and traces the journey from noticing our differences to killing one another. This is how I translated the first stanza :

As soon as the child says
You are,
he enacts Abel’s murder,
the first death sentence of the Other.

It may not be perfect, but it brings most of Dupuy-Dunier’s intention across.

My goal as a translator has always been to bring as much of Dupuy-Dunier’s voice into English as possible. One hundred percent translation is impossible ; something is always lost. This is particularly true when working with a language as stratified and slippery as poetry. When I have been able to pull over a few of a poem’s layers simultaneously, knowing that I was inevitably losing one or more layers at the same time, I have considered that a great success. However, following the lead of translators I have recently studied, including Paul Auster, Mary Ann Caws, and Willis Barnstone, whenever my process has led me to an either/or choice between being literal or being artful, I have chosen art ; I have chosen poetry.

In these short poems, readers will encounter Dupuy-Dunier’s affinity for mini-narratives and bite-size meditations that skillfully weave her lyric sensibility with her talent for caressing the ungraspable. In Dupuy-Dunier’s work, words are our complex caressers ; they convey the moment, the past, and the eternal future, all at once, even as we know that each word will eventually evolve beyond recognition or die.

For a poet, making a mark on the ephemeral pages of time means writing, and Éphéméride is, if nothing else, a collection about what it means to be a writer, a lover and curator of words, in today’s world. In these poems, Dupuy-Dunier not only writes about ephemerality ; she writes into it and against it. Rather than chasing longevity, these poems enact and model a daily practice of meditative attention — an attentiveness that is life affirming in its rituals, celebrations, and even mourning. Though Dupuy-Dunier avoids any hint of the didactic in her work, these poems might be viewed as exercises in mindfulness. When the mind is shapely, the poem will be shapely, as Jack Kerouac and Allen Ginsberg preached ; these poems give life’s passing gestures momentary shapeliness so that we may caress, as Dupuy-Dunier does, the essence of experience.

Traduction :

"CARESSER L’ESSENCE DE L’EXPÉRIENCE"
par DARLA HIMELES

Éphéméride
PAR Chantal Dupuy-Dunier
( Flammarion , 2009)
Poèmes

(Avril 24)
(Juin 6)
(Juin 11)
(Août 6)
(Août 26)
(Octobre 30)

Chantal Dupuy-Dunier vit et écrit à Clermont-Ferrand, dans la région Auvergne en France. Ces six poèmes traduits proviennent de son ouvrage "Éphéméride", publié par Flammarion en 2009.

En français, une éphéméride est un calendrier détachable, le genre trouvé sur de nombreuses tables de bureau ; il fait également référence à l’histoire d’un jour donné. Par exemple, l’éphéméride du 10 Juin pour un lecteur américain comprend l’anniversaire de Judy Garland, le premier concert de Janis Joplin et la célèbre expérience de cerf-volant de Benjamin Franklin pendant un orage. Les gestes de la vie sont les détails révélateurs, la mémoire des choses et, par extension, ce dont la poésie est faite. Compte tenu de ces définitions, il n’est pas surprenant que le projet de Dupuy-Dunier dans ce domaine, son quatorzième recueil, soit d’offrir un poème pour chaque jour de l’année - y compris les années bissextiles. Ses poèmes sont essentiellement sans titre, chacun simplement marqué avec la date de référence entre parenthèses. Plusieurs de ces poèmes commentent directement leurs dates, telles que celui du 6 Août qui est sous-titré, également entre parenthèses, "anniversaire d’Hiroshima." Cependant, habituellement, l’engagement du poème avec son éphéméride concerne plus l’histoire personnelle de Dupuy-Dunier ou les petites histoires, faits, retranscrits dans l’instant - dans son jardin, sa maison, ou au cours de ses voyages - que des célébrités, des saints, ou des sites culturels. Dans le poème du 15 Avril, date choisie par Dupuy-Dunier pour débuter son année, elle commence par ces vers : "Ce qui énonce le poème / est toujours le geste."

Les gestes peuvent être grands, comme une bombe atomique ou un acte politique de résistance, ou ils peuvent être presque imperceptibles, comme une parole, un grain de sable, ou la manière précise dont un parfum emplit une cuisine. Quel artiste, quel poète, n’est pas frappé par de nombreux gestes de l’univers ? Remarquant ce qui est facilement négligé, donnant une voix à ce qui est sans-voix, offrant langue à ce qui serait sans paroles - ce sont les tâches du poète. Dupuy-Dunier utilise les détails de son monde (notre monde), les véhicules métaphoriques pour nous amener plus loin dans les gestes de la vie, nous inspirer de notre propre vécu quotidien et de nos propres rencontres avec les pages éphémères du temps. En apprenant à voir les oiseaux migrateurs, par exemple, ou les effets de l’érosion sur les étapes d’un phare, nous apprenons à lire et à écrire nos mondes différemment.
À l’été 2011, Chantal Dupuy-Dunier et moi, avons commencé une correspondance au sujet de ses poèmes et, éventuellement, de nos vies par e-mail. Le jour du Nouvel An en 2012, elle m’a envoyé un e-card me souhaitant une merveilleuse "20 douce," un jeu sur le son similaire de douze, qui signifie "douze" en français et de douce, ce qui signifie "doux." C’est génial en français, mais impossible à traduire littéralement en anglais. Imaginez avoir salué un ami le 1er Janvier 2012, avec, "Happy deux mille douce !" Peut-être, si vous partagez le cadeau de Dupuy-Dunier de ce jeu de mots, vous pourriez avoir habilement souhaité un "happy two-thousand swell" à quelqu’un à la place ; vous auriez alors goûté l’art de compromis criblé de la traduction littéraire.

J’emprunterais à Dupuy-Dunier, que ce qui énonce la traduction est toujours le geste. Lorsque le geste d’un poème - son mouvement, son but ou sa « forme intérieure » comme Mary Ann Caws la nomme - me saisit, je m’engage dans sa traduction indépendamment de la difficulté des obstacles. La tension entre traduire le geste d’un poème et loyalement, adoptant Sauzé, chaque mouvement habile de Dupuy-Dunier est celle que j’ai éprouvée à plusieurs reprises. Par exemple, voici la première strophe du
6 Juin :

Dès que l’enfant articule
« Tu es »,
il formule le meurtre d’Abel,
l’arrêt de mort primitif de l’Autre.

Pour quelqu’un parlant le français, le jeu de mots dans le deuxième vers est flagrant : l’expression signifiant "vous êtes" (tu es) et le mot signifiant "tuer" (tuer) sont homophones. "Vous êtes" en anglais ne sonne pas comme « tuer », bien sûr, j’ai donc dû décider comment et si reporter le jeu de mots de Dupuy-Dunier. Dans beaucoup de mes traductions de l’œuvre de Dupuy-Dunier, l’anglais m’a permis de refléter ses jeux de mots, mais pas ici (...) C’est ainsi que j’ai traduit la première strophe :

Dès que l’enfant dit
"Vous êtes",
il édicte le meurtre d’Abel,
la première sentence de mort de l’Autre.

Sans pouvoir être parfaite, cette traduction se rapproche le plus près possible de l’intention de Dupuy-Dunier.

Mon objectif en tant que traductrice a toujours été de transposer autant que possible la voix de Dupuy-Dunier en anglais. Une traduction cent pour cent est impossible ; quelque chose est toujours perdu. Cela est particulièrement vrai lorsque vous travaillez avec une langue stratifiée et glissante comme de la poésie. Quand j’ai été en mesure de mettre en avant quelques-unes des couches d’un poème en même temps, sachant qu’inévitablement j’en perdais une ou plusieurs, j’ai considéré que j’avais bien réussi. Cependant, à l’instar de traducteurs que j’ai récemment étudiés, y compris Paul Auster, Mary Ann Caws, et Willis Barnstone, chaque fois que mon processus m’a amené à l’un ou l’autre, le choix entre être littérale ou être habile, j’ai choisi l’art ; J’ai choisi la poésie.

Dans ces courts poèmes, les lecteurs vont rencontrer l’affinité de Dupuy-Dunier pour les mini-récits et petites méditations, qui tissent habilement sa sensibilité lyrique avec son talent pour caresser l’insaisissable. Dans le travail de Dupuy-Dunier, les mots sont nos "caressers complexes" ; ils véhiculent le moment, le passé et l’avenir éternel, tout à la fois, même si nous savons que chaque mot finira par évoluer, ne plus être reconnaissable ou disparaître.

Pour un poète, faire une marque sur les pages éphémères du temps n’est rien moins que l’acte d’écrire, et Éphéméride n’est rien d’autre qu’un recueil sur ce que signifie être un écrivain, un amoureux et conservateur de mots dans le monde d’aujourd’hui. Dans ses poèmes, Dupuy-Dunier écrit non seulement sur l’éphémère ; elle écrit en elle et contre elle. Plutôt que de rechercher la longévité, ses poèmes adoptent et modélisent une pratique quotidienne de l’attention méditative - une attention qui est affirmation de la vie dans ses rituels, fêtes, et même deuils. Bien que Dupuy-Dunier évite tout soupçon de didactique dans son travail, ces poèmes peuvent être considérés comme des exercices de pleine conscience. Quand l’esprit est bien fait, le poème sera bien fait, comme Jack Kerouac et Allen Ginsberg l’ont prêché ; ces poèmes donnent passage aux gestes de la vie "shapeliness" momentanée afin que nous puissions caresser, comme Dupuy-Dunier fait, l’essence de l’expérience.

Interview par DARLA HIMELES, la traduction américaine en a été faite pour CERISEPRESS par elle-même et par ROBIN NEWKUMET :
"ÉCRIRE POUR UN THÉÂTRE DE PAPIER"

Chantal Dupuy-Dunier, poétesse française, est née en 1949 en Arles.
Elle a travaillé comme psychologue dans un hôpital psychiatrique de Clermont-Ferrand au centre de la France. Elle a animé pendant onze ans un atelier d’écriture et de lectures poétiques. Elle intervient régulièrement dans les établissements scolaires et donne des spectacles de poésie, accompagnée par des musiciens.
Pendant dix ans, elle a vécu, retirée avec son mari, écrivain comme elle, à Cronce, minuscule village d’Auvergne, loin de tout, un véritable face-à-face avec l’écriture. En décembre 2010, elle a été invitée à la Fête internationale du livre de Saint-Louis du Sénégal et en mars 2011, à la première édition du « Printemps des poètes » organisée sur l’île de Mayotte. Elle vit actuellement à Clermont-Ferrand.
Les thèmes centraux de sa poésie évoquent la vie, la mort et les questions existentielles qui leur sont attachées : le temps, l’espace, leur relativité. Celui de l’eau, avec les « Sorgues », nom donné aux sources résurgentes dans son Midi natal, est une métaphore du langage poétique agissant sous la langue ordinaire. « Tout fait signe » pour elle, des initiales, des inscriptions sur un mur, les lignes de la main, un calendrier, le nom d’un lieu … Tout est une écriture potentielle.
Elle a publié une vingtaine de livres et d’ouvrages d’art, dont "Initiales" (Voix d’encre, 1999 ; Prix Artaud 2000), "Des ailes" (Voix d’encre, 2004), "Creusement de Cronce" (Voix d’encre, 2007), "Où qu’on va après ?" (Cadex / l’Idée Bleue, 2008), "Éphéméride" (Flammarion, 2009, réédité en 2010), "Saorge, dans la cellule du poème" (Voix d’encre, 2009), "Celle" (L’Arbre à paroles, 2012) et "Mille grues de papier" (Flammarion, à paraître en 2013).

 Beaucoup de vos poèmes dans "Éphéméride" semblent illustrer l’« ars poetica », des poèmes dans lesquels vous explorez ce que cela signifie d’être poète, d’écrire de la poésie dans notre monde moderne, toujours éphémère. Était-ce votre intention lors de l’écriture ?
 C’était effectivement l’une de mes intentions, mais j’ai toujours eu cette préoccupation, dans tous mes recueils comme dans "Éphéméride". Ces interrogations sur l’écriture et la place du poète surtout, comme vous le soulignez, « dans notre monde moderne », sont permanentes pour la poétesse que je suis. Elles sont à mes yeux indissociables de l’acte d’écrire.
J’aime aussi que vous utilisiez le mot « éphémère » dans votre question car il est sous- jacent dans "Éphéméride". J’ai profondément, presque viscéralement, conscience que mes écrits sont éphémères. Un jour, il n’en restera rien. La langue se sera encore transformée. Si mes poèmes étaient toujours présents dans 400 ans, on ne les comprendrait même plus. D’ailleurs, un jour la civilisation à laquelle nous appartenons disparaîtra comme toutes les autres ont disparu. Avoir la vision de cela m’aide à relativiser bien des choses. L’accepter n’est pas désespérant, au contraire, cela confère de la grandeur à l’acte éphémère de vivre et d’écrire. Cela lui donne un sens au sein du non-sens.
Ce qui compte, ce sont les traces laissées par les civilisations disparues, fondations des civilisations futures. Ce qui compte, ce sont les nouveaux poètes qui adviendront, qui auront lu quelques anciens, ainsi de suite… La pyramide collective de la Poésie.

 En écrivant sur la violence et la guerre, vous avez souvent abordé le sujet d’un point de vue ironique, des fois sarcastique : « L’arc de triomphe » de votre chaise dans « 14 juillet » ; les deux garçons qui jouent avec des épées dans « 7 août ». Dans « 6 août », l’anniversaire du bombardement d’Hiroshima, vous notez : « Je continue à écrire, / pour un théâtre de papier. » De quoi s’agit-il ce « théâtre de papier » ? Comment est-il lié à l’importance de l’écriture sur la violence humaine et la guerre ?
 Je trouve cette question très pertinente et originale. Vous avez tout à fait raison. Lorsque j’écris sur la guerre, j’essaye d’adopter une écriture aussi violente que le sujet. Les mots peuvent être tranchants, acérés…
L’ironie est une forme d’humour extrême, qui comporte aussi une certaine violence (on parle d’une « ironie mordante », ce n’est pas pour rien). Il s’agit d’une arme. Pour moi, face aux grands drames de l’existence, collectifs comme les guerres ou individuels comme la mort, l’ironie est la seule façon de ne pas sombrer dans le désespoir. Désespoir devant mon impuissance à empêcher les guerres. J’ai beau être pacifiste dans l’âme, je sais que les conflits armés continueront car la nature humaine demeure ce qu’elle est et que de trop puissants intérêts priment sur les sentiments humanistes.
Chaque jour de ma vie, j’exerce ce droit qui reste à l’homme jeté dans la terrible aventure de vivre : rire. Je pratique volontiers un humour noir, british, décalé.
Quel est ce théâtre de papier dont je parle ? Le théâtre de papier est une forme théâtrale existante. Créé en Angleterre au XIXe siècle, ce théâtre miniaturisé tient sur une table et ses décors, personnages, sont en carton ou en papier. C’est aussi sur une scène de papier que se joue l’écriture. Le papier semble un matériau fragile, cependant il est le support de l’écrit, même si les poèmes ne suffisent pas à changer le monde comme je le croyais quand j’étais adolescente.

 Vous considérez-vous « féministe » ?
 Féministe ? Davantage « humaniste ». Je ne suis pas féministe comme certaines extrémistes parties en guerre contre les hommes à une époque où il était nécessaire chez nous de faire valoir nos droits. Mais je me sens féministe aux côtés des femmes de nombreux pays où des conditions de vie inadmissibles leur sont imposées, je me sens sœur de leurs luttes indispensables, vitales. L’idéal serait de pouvoir ne pas être féministes contre les hommes mais simplement pour les femmes, d’arriver à une réelle égalité de droits, qu’il n’y ait aucune discrimination… Il n’est pas interdit de rêver…

 Votre écriture est-elle « féminine » ?
 Sans hésiter, je ne peux avoir qu’une écriture féminine puisque j’écris avec tout mon corps, ma voix, mon sexe. Comment pourrais-je ne pas avoir une écriture de femme puisque j’écris avec mon sexe de femme ?

 Beaucoup de vos poèmes ont une sensibilité photographique ou picturale ; avez-vous une formation dans les arts visuels ou plastiques ?
 Cette question m’intéresse beaucoup, mais ma réponse va vous décevoir. Je prends des photos sans aucune compétence particulière et je dessine moins bien que la moyenne des gens. Je n’ai aucune formation dans les arts visuels ou plastiques. C’est mon œil qui fonctionne comme appareil photographique. J’ai un sens aiguisé de l’observation, j’engrange des images et en crée de nouvelles. Ces images peuvent aussi être auditives.

 Comme l’art visuel, vos poèmes décrivent souvent l’éphémère de façon explicite alors que leur nature (dans une œuvre écrite) fait une marque quasi-permanente sur le temps. Cela a-t-il été un thème permanent dans votre vie ?
 Vous êtes gentille de dire que mes poèmes « font une marque semi-permanente sur le temps ». Au départ, c’est là le rêve, l’ambition de tout créateur, écrivain, artiste. Comme je l’ai déjà exprimé, je ne me leurre pas.
Cette angoisse à tenter de retenir le temps qui passe fait bien sûr partie de ma vie comme elle fait sans doute partie, plus ou moins, de la vie de tous les humains. J’ai une conscience très aiguë de la relativité du temps, de nos vies, de nos œuvres, de leur caractère éphémère.
Cette conscience m’est venue à l’âge de cinq ans lorsque mon premier chat est mort. Ce chat noir, au tempérament indépendant, s’appelait Bayard. Il était sans peur mais pas sans reproches. À l’époque, j’avais la chance d’habiter au milieu du vaste parc d’un château (dans les anciennes écuries). Le châtelain, patron de l’usine où travaillait mon père, possédait une volière. Bayard s’est introduit dans cette volière, a tué des colombes. Le garde du château l’a abattu d’un coup de fusil. Ce fut ma première rencontre avec la mort, de plus sous une forme violente, ma première découverte, brutale, de l’éphémère.

 Dans le poème « 11 juin », vous parlez de l’utopie. Dans la mesure où elle s’applique à l’humanité ou à la poésie, pensez-vous que l’utopie soit un idéal impossible, mais nécessaire, ou est-ce quelque chose qui pourrait être réalisé dans une vie, ou, du moins, dans un poème ?
 Dans ce poème du « 11 juin », je m’adresse à l’homme aimé, mon mari, écrivain, qui a écrit, entre autres ouvrages, un livre sur l’utopie. Ce mot revient souvent dans nos conversations. Mon mari voit l’utopie comme une illusion, mais aussi comme un aiguillon nécessaire à la vie, ce qui, dans votre question, correspond à la première proposition. Pour moi, l’utopie serait réalisable dans le poème, vous le suggérez avec une grande perspicacité et parce que c’est sans doute votre intuition de poétesse. Le poème lui-même est Utopie, cette île idéale (la figure de l’île est déjà fascinante en soi).
Thomas More, l’auteur de L’Utopie et créateur de ce mot écrivait : « En Utopie… où tout appartient à tous, personne ne peut manquer de rien. » On peut rêver qu’il ne s’agisse pas que des biens matériels, que chaque être humain puisse accéder au territoire du poème, que personne ne manque de poésie…
« Utopie » signifie « Aucun lieu », selon moi pas au sens où ce lieu n’existerait pas. « Aucun lieu » est son nom, ce qui, paradoxalement, lui évite une désignation restrictive, lui confère l’espace le plus étendu qui soit, celui du mystère. Dans « La Marche du milieu », j’avais déjà écrit ces vers : « Là où aller / S’appelle : / Aucun Lieu… »
Espérons que les poètes ne finiront pas aussi tristement que Thomas More, poète lui-même, qui fut décapité pour s’être opposé à Henry VIII, lequel avait la tolérance faible et la hache facile, et que le concept d’utopie continuera à être au moins un moteur pour l’humanité.

 Une autre question, peut-être trop générale… Je me demandais si vous pourriez parler d’une évolution dans votre façon de concevoir et d’écrire la poésie depuis, disons, vingt ans ? Certains de vos poèmes dans "Ephéméride" se tournent vers l’acte même d’écrire tandis que d’autres semblent plus ancrés dans la matière et les événements du quotidien. Ces deux pôles forment-ils un constant pour vous ?
 En vingt ans, mon approche de la poésie a, bien sûr, évolué. Elle a mûri en même temps que moi et bénéficié de lectures nouvelles. Comme je l’ai dit, dès le début, dans mes poèmes, je me suis tournée vers l’acte d’écrire lui-même. Mais comme il fait partie de mon quotidien, il n’y a pas de véritable opposition avec les autres thèmes.
J’ai traversé une période ésotérique pendant laquelle j’ai produit des textes hermétiques. Je ne faisais pas de l’hermétisme pour faire de l’hermétisme, mais pour « en passer par là » et ouvrir ensuite, avec ces clés, d’autres portes, vers autre chose.
« Autre chose » est venue avec la rencontre de mon mari, écrivain donc, littéraire, qui m’a dit : « Ce que tu écris est beau, mais je n’y comprends rien ! » Une sacrée remise en question, j’ai orienté mon écriture vers davantage de lisibilité.
« Autre chose » est également venue avec notre vie, pendant dix années, à Cronce, un lieu presque improbable, un village minuscule, perdu, une sorte d’île, d’Utopie justement. Notre maison était très isolée au milieu d’une nature sauvage. Je me suis attachée à un quotidien différent de celui que l’on connait dans une ville, plus proche des saisons, de la végétation, des animaux. Un quotidien fait de beaucoup d’écriture (nous disions que Cronce était notre « résidence d’auteurs », nous avions fort peu de sollicitations extérieures) et d’actes simples comme cueillir des baies, faire des confitures, mettre des bûches dans le poêle à bois. L’habitation était modeste, composée simplement du nécessaire. Nous étions à l’écart de la société de consommation et les choses qui échappaient à cette société de consommation n’en prenaient que plus d’importance.

 Et vos projets actuels ? Quels sont les thèmes qui apparaissent dans votre écriture maintenant ?
 L’année prochaine paraîtra chez Flammarion "Mille grues de papier", un ouvrage aussi volumineux qu’"Éphéméride". Il est construit autour de l’histoire de Sadako Sasaki et du thème de la mort. Thème récurent dans mes écrits, que j’ai traité sous toutes ses formes, même ironiquement et avec insolence dans "Où qu’on va après ? "(Editions Cadex / L’Idée bleue). Dans "Celle", mon dernier recueil, je donne la parole à la mort. Elle devient le poète suprême puisque c’est elle qui a toujours le dernier mot.
J’ai commencé "Ferroviaires" dans lequel j’écris sur des voyages en train ordinaires afin de débusquer la poésie sous les choses jugées banales. J’ai beaucoup exploré des lieux fixes : Bonnieux, Cronce, Saorge… À présent, je souhaite déplacer le lieu du poème, aller « voir ailleurs s’il y est ».
J’ai entamé également l’écriture de "Cathédrale", un édifice poétique bâti sur l’histoire supposée d’une cathédrale, métaphore de l’œuvre poétique collective.
Quelques autres brouillons attendent de se vinifier, de trouver forme ou de partir grossir ma poubelle.

 Quand j’ai pris la décision de traduire votre poésie, j’ai consulté des anthologies de poésie française pour tenter de déterminer votre « lignée poétique ». Quels poètes — français ou autres — vous ont inspirée ? Si vous aviez une « famille poétique » formée uniquement de poètes, qui composeraient les membres différents de cette famille (mères, pères, grand- parents, frères, sœurs) ?
 Lorsque j’ai commencé à écrire, j’ai surtout été inspirée par des poètes français car je connaissais peu les auteurs étrangers, seulement quelques francophones (belges, québécois, sénégalais…) C’est plus récemment que j’ai lu des poètes orientaux, puis des poètes anglo-saxons et américains. J’ai découvert ces derniers grâce à Yves di Manno, qui dirige la collection poésie des éditions Flammarion. Il est traducteur de nombreux poètes américains, notamment dans son livre "Objets d’Amérique" et dans l’anthologie de Jérôme Rothenberg, "Les techniciens du sacré", deux ouvrages publiés chez José Corti. Le deuxième est un ensemble de textes de toutes provenances géographiques et temporelles, qui m’a fait connaître beaucoup de poètes.
Ma « famille poétique » a été une famille très « classique » qui s’est constituée autour de moi à l’école primaire puis au lycée et à la faculté. Elle a été agrandie par des lectures plus récentes. Un de mes aïeuls pourrait être La Fontaine. Le père incontesté est Baudelaire, la mère (mes parents ont un décalage générationnel) serait la contemporaine Gabrielle Althen. La fratrie est très nombreuse, de tous âges également : Alfred de Musset, Victor Hugo, Leconte de Lisle, Pierre Reverdy, Louis Aragon, Jean Genet, René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Bernard Noël, Yves Namur, Florence Pazzotu, Ariane Dreyfus…

 Comme vous le savez, notre projet, en collaboration avec Robyn Newkumet, a été de traduire votre recueil, "Éphéméride". Comment diffère-t-il de vos autres publications ? Comment avez- vous procédé pour "Éphéméride" ? Avez-vous vraiment écrit un poème chaque jour pendant un an ?
 Il y a entre "Éphéméride" et mes précédents recueils la même différence qu’entre un marathon et une course de 100 mètres. Dans ce livre, je suis passée à une écriture au long cours nécessitant un autre rythme, une respiration plus ample. Je me suis donné pour tâche d’écrire un poème par jour et m’y suis tenue.
Chaque soir, je m’endormais en me disant : « Quel sera le poème qui viendra demain ? Qu’est-ce qui me fera signe ? » Parfois j’étais inspirée pour plusieurs jours, mais, d’autres fois, j’étais angoissée à l’idée de ne rien trouver le lendemain, de ne pas pouvoir terminer la course. Lorsque les 366 textes ont été écrits, je les ai revus (je les relisais d’ailleurs régulièrement en les améliorant) et j’ai retravaillé l’ensemble pendant environ une autre année. Quand mon travail a été terminé, au lieu de me sentir libérée de mon angoisse, je me suis retrouvée « en manque » et je me suis lancée très vite dans l’écriture d’un autre gros ouvrage.

 Ces poèmes ont-ils un ou plusieurs liens ?
 Oui, ils sont reliés par des fils conducteurs en rapport avec le temps, temps quotidien vécu ou temps de la mémoire avec des retours en arrière et l’évocation de mes grands-mères qui vivaient dans des lieux très différents, celle des villes et celle des champs, temps spécifique du poème.

Biography de DARLA HIMELES et ROBIN NEWKUMET :

She has published poetry and reviews in Pleiades, 5 AM and other journals. A graduate of the Drew University MFA program in poetry and poetry in translation, she lives in coastal Maine, where she teaches composition and humanities at Maine Maritime Academy.
ROBYN NEWKUMET is a retired French teacher and a specialist in French poetry. She holds a doctorate in modern languages from Middlebury College and a DEA from the Université de Franche-Comté.
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(April 24) / (24 avril) (August 26) / (26 août) (August 6) / (6 août) (June 11) / (11 juin) (June 6) / (6 juin) (October 30) / (30 octobre) Chantal Dupuy-Dunier : Caress the Essence of Experience
Écrire pour un théâtre de papier — Chantal Dupuy-Dunier / Writing for a Theatre of Paper — French Poet Chantal Dupuy-Dunier
BY Darla Himeles & Chantal Dupuy-Dunier TRANSLATED BY Darla Himeles with Robyn Newkumet

http://www.cerisepress.com/about#french

 "Mead Magazine" :
Chantal Dupuy-Dunier
Translated from French by Darla Himeles
and Robyn Newkumet

(November 11)

A triangle of firs
forms a green pubis
where two valleys meet.
Eroticism of landscapes,
humidity,
fragrance,
sexual textures.

(11 novembre)

Un triangle de sapins
dessine un pubis vert
à l’intersection de deux vallées.
Érotisme des paysages,
humidité,
odeurs,
textures sexuelles.

(November 13)

We travel on our words.
The small boats sway from your lips
between beaten earth and beams,
meadow and clouds,
here and elsewhere.
Joyfully illicit, this shifting.

(13 novembre)

Nous voyageons sur nos paroles.
Les barques de tes lèvres
tanguent entre la terre battue et les poutres,
le pré et les nuages,
ici et ailleurs.
Déplacements heureusement illicites.

(November 19)
(Rouen)

Joan burned at the stake—
To keep virginal
the circle cut into the field,
gardeners spray weed-killer
on the few shoots
born of the saint’s ashes.

(19 novembre)
(Rouen)

Jeanne était au bûcher...
Pour garder vierge
un cercle ménagé dans la pelouse,
des jardiniers aspergent de désherbant
les quelques pousses
issues des cendres de la sainte.

Chantal Dupuy-Dunier lives and writes in Clermont-Ferrand (France), is the author of 19 collections of poetry, and was awarded the Prix Artaud in 2000. These poems come from Dupuy-Dunier’s 2009 collection, Ephéméride. Her most recent books are Celle and Il faut laisser la porte ouverte.

Translators :
Darla Himeles lives in coastal Maine, where she teaches composition and humanities classes at Maine Maritime Academy. Her poems and translations have recently appeared or are forthcoming in Cerise Press, 5 AM, OVS, and Lumn.
Robyn Newkumet is a retired French teacher and a specialist in French poetry, with a doctorate in modern languages from Middlebury College and a DEA from the Université de Franche-Comté.

On Libations :
Chantal Dupuy-Dunier : “Originally from the south of France, I sometimes like to drink pastis, a refreshing anise-flavored aperitif. Recently, I discovered its equivalent in Lebanon, Arak, which goes wonderfully with the varied and colorful Lebanese mezes. I also have a weakness for a liqueur born in Haute-Loire (where I lived for ten years)—Verveine du Velay, a mysterious elixir in a green dress full of reflections. But among all stimulating drinks, I prefer to savor the book Alcools by Guillaume Apollinaire, whose verses invite us to climb the steps of poetry : ‘And you drink this alcohol that burns like your life/Your life that you drink like an eau-de-vie.’”
Traduction :
Libation de Chantal Dupuy-Dunier :
Originaire du Midi de la France, j’aime parfois en été boire un pastis, cet apéritif anisé désaltérant. Récemment, j’ai découvert au Liban son équivalent, l’Arak, qui accompagne à merveille les mezes variés et colorés du repas.
J’ai aussi un faible pour une liqueur née en Haute-Loire, département de France où j’ai vécu pendant dix ans, la Verveine du Velay, mystérieux élixir à la robe verte pleine de reflets.
Mais, entre toutes les boissons stimulantes, je préfère déguster le recueil « Alcools » de Guillaume Apollinaire dont les vers nous invitent à gravir les degrés de la poésie.
« Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie ».

Darla Himeles : “Depending on the season, I sip Dewar’s, Cold River Vodka, or Dogfish Head 120-Minute IPA.”

Robyn Newkumet : “My favorite libation is the tasty national drink of Chile (and Peru)—the pisco sour ! Too bad it’s so far away.”

www.meadmagazine.org

 Lecture de Jacques Morin pour Poezibao :

"366 pages pour ce recueil bissextile. On voit l’angle d’écriture : un poème par jour pour rivaliser avec le calendrier des rêves. Chantal Dupuy-Dunier s’écrit et se feuillette pour un an et pour toujours à la ronde. La poésie est au centre de toute chose. La poésie, ce sont ses mots, qui pèsent leur poids d’encre, mais aussi le souffle qu’elle inhale et le regard panoramique porté alentour. L’année défile, feuille à feuille, dans un clin d’œil, une respiration lente et des strophes achevées. Les lieux sont indissociables de la plume. La maison où l’on vit, avec ses arguments domestiques, le jardin où l’on sort avec ses illustrations botaniques. Et puis les endroits où l’on voyage, propices à des croquis. Les souvenirs pour marquer la crémaillère du temps. Les âges résonnent dans l’écho des voix disparues ; un équilibre bien compris se fait entre présent et passé sur la balance des images. Encreux rime avec Bonnieux, villages signifiants. Autour, il y a le chant du monde, la chorale des oiseaux et l’orchestre floral. Tout près, l’homme, attentif et discret, soudainement embrasé dans la sensualité de la langue et les peaux putrescibles. On suit la marche de la nature, saison par saison et la lecture accélère le carrousel des mois. Itinéraire horizontal que croisent d’autres trajets lorsque Queneau est parodié pour un exercice de style supplémentaire ou Apollinaire un calligramme impromptu. Chantal Dupuy-Dunier sait aussi relier ce livre majuscule à ses œuvres antérieures pour montrer que son écriture forme un tout, homogène et unique. Ne refusant pas les pactes magiques, elle questionne la mort, sachant qu’elle ne peut défier l’éternité. Elle a su trouver sa place dans la lignée familiale, qu’elle assume sérieuse et posée. Elle parle à juste titre de « recueil-musée » pour les générations à venir. La poésie comme une façon de passer le temps. A l’infini. "

 Gaspard Hons, note de lecture dans Le Mensuel littéraire et poétique n°365 :

J’entrepose les mots dans mes carnets poétiques,
je traverse le temps d’un 15 avril au 14 avril de
l’an suivant : j’écris avec des mains de graines, je
suis née sous le signe de l’invisible, je vis dans un
improbable village de Haute-Loire, je traverse le
pays proche et lointain, je pense, je philosophe au
quotidien, je plante des légumes, je suis parfois
moqueuse, tendrement amoureuse, libertaire et
anarchiste à ma façon, je vis dans une maison
d’incroyants, je suis gourmande, bachelardienne,
pour moi la vie est une proposition relative, je vis
ici et maintenant, j’écris des poèmes, je plaide
pour Bakounine, mon chat noir porte ce nom
anarco-félin, je signe Chantal Dupuy-Dunier. Voilà
en bref : Est-ce que je peux vous demander qui
vous êtes ?
Un 22 septembre vous êtes au Musée d’Orsay
face à Courbet : « Si j’étais peintre, / je peindrais
une seconde Origine du monde. / Je brosserais
/ la puissance / de tes cuisses / ouvertes. / Je
croquerais, / de ta virilité dressé, / la nacre nue
/ sous les pans écartés / de ta / chemine. / Pour
concevoir l’humanité, / il a aussi fallu le sexe d’un
homme. »
Féministe ? Féminine. Femme vous chantez un
premier mai : Insurrection des mots / contre l’ordre
établi du langage.
Les papillons d’avril vous questionnent sur l’utilité
du poème : Quel peut-être l’effet du battement
d’un poème ?
Vous réservez une place au bout de la table
pour celui qui pourrait frapper à la porte : vous
accueillez l’étranger voyageur. Vous aimez la vie
qui se joue sur une scène en pente douce comme
un écritoire.
Que de pudeur lorsque vous évoquez le
vocabulaire secret des corps, l’histoire du jardin
intime : « Il pleut des fruits / sur l’herbe des vergers
abandonnés. / Nous ramassons les pommes
fendues. / Le misogyne symbole de la genèse /
finira en compote / avec de la cannelle. »
Chantal Dupuy-Denier vous naviguez entre deux
sommeils, entre deux rêves : nous n’irons plus au
bois, le petit bois est coupé. Le je et le nous se
fondent en traversant cette fameuse Éphéméride :
un poème par jour, par instant capital et réel, des
mouvements de joie, de tristesse (la mort d’Albert
Camus), la mémoire (le souvenir du grand-père de
Bonnieux et de sa belle boulangère),... un 18 juin,
vous pensez à l’appel du jardin, avec émotion.
Je fais halte en cette belle année, je recommence
ma lecture accompagné par de nombreux lecteurs.
Je leur dis que la poésie c’est cela aussi, écrire
simplement de cœur à cœur.
Merci.

 Gérald Purnelle, Magazine culturel de l’Université de Liège :

Un journal poétique, de courts poèmes (parfois même un ou deux vers) écrits à raison d’un par jour pendant toute une année, scrupuleusement datés. Au rythme des saisons, d’un jardin et de sa maison..

Une poésie sur le fil : au bord du minimal, de l’infra-poétique ou (parfois) de l’un peu trop joli, mais une retenue, une légèreté qui tombent souvent juste :

Comme un chat qui s’étire,
l’ombre de la maison s’allonge dans la cour,
griffant les marches
devant le portail.
C’est l’heure où le jardin
attend notre venue.

Souvenirs, notations, sensations, sentiments se disent avec ou sans images. Le poème ne boucle pas sur lui-même ; suspendu comme l’épiphanie spontanée dont il a surgi, il en garde le goût : on croit le lire, manuscrit, sur le bout de papier volant ou dans le cahier bien sage où il est d’abord né.

Thèmes éternels d’une écriture qui ne peut, ni ne veut ! renier sa féminité : l’enfance, les saisons, l’amour, l’érotisme (Sieste d’avril, / découvrons-nous de plusieurs fils ), la mort aussi :

Je ne serais plus là...
Au réveil, ce matin,
il y aurait
cette même céruse lisse
passée sur le bois des arbres,
ce paysage fatigué par l’hiver,
champs jaunis, ciel délavé.
Cet après-midi,
le même soleil raviverait le bleu.
Simplement,
je ne serais plus là.

Chantal Dupuy-Dunier n’est guère connue des anthologies et de la presse. Elle n’avait jusqu’à présent publié chez aucun « grand » éditeur ; ceci est pourtant son quinzième recueil. Il faut saluer l’ouverture et la perspicacité d’Yves di Manno, qui a choisi de publier ici une écriture en sensible décalage par rapport aux dominantes de sa collection.

Terminons sur un bel aphorisme :

Un ciel sans ailes
ne serait plus qu’une hypothèse.

 Note de lecture de Francis Chenot dans "L’Arbre à paroles", printemps 2009 :

 Lecture de jacqueline Persini-Panorias pour "Poésie première", printemps 2009 :

Pendant une année, C.D.D. a écrit chaque jour un poème inspiré par la vie ordinaire ancrée à Encreux (petit village de Haute-Loire qui fait déjà signe) d’où parfois elle s’échappe pour d’autres lieux qu’elle habite aussi avec ses mots. « J’écris pour les recommencements, /le regard aux aguets du jour/ et des signes » À travers les saisons, « avec des mains de graines », elle questionne inlassablement le chemin de la vie « exister signifie patience » et celui du poème, tentant de rapprocher les bords de l’infiniment petit et de l’infiniment grand, de l’histoire personnelle et collective, de l’intime et de l’universel. La nomination des choses invite à une profusion de signes lisibles ou énigmatiques comme l’abécédaire d’un papillon.
Les mots donnent repères et mémoire, dévoilent le monde dans le quotidien des gestes infimes. « Ici on sait les plantes/ les pierres à venir. » Ici se fait la cueillette des tomates et de l’oseille pour la soupe du soir. Faisant advenir le "tu" et le "nous", l’homme aimé est la boussole qui accompagne la navigation vers l’inconnu. « T’entendre signe l’exhalaison/du fruit livré au feu ».
Le poème insiste « dans ses formes blanches ou noires » contre « le mauvais œil »
Certes tout change, dans les villes, les noyaux de pêche ne deviennent pas des arbres, la piscine remplace le puits. Mais à la précarité de l’instant, le poème oppose un petit bout d’éternité. Il relie plusieurs temps, plusieurs générations, rassemble les éléments du monde sans en masquer la violence. Il est accueil de l’autre, accueil des palpitations de la vie.
Yeux grands ouverts sur le temps et la mort, C.D.D. interroge :
« Où est le chemin » ? « De quel monde sommes-nous les insectes ? » « Que peut la poésie ? » Pas de réponse mais quelques pistes offertes aux lecteurs : « pour l’impossible /je persiste » « vivre /pour la beauté du geste /et pour les cendres ».
« C’est à l’entour des choses simples », dans l’humilité des poèmes que réside la grandeur de ce livre.

 Lecture de Colette Minois pour ARPA :

 La Montagne, 13 février 2009

"La Montagne" 13 février 2009

 La Tribune Le Progrès, 27 janvier 2009

 Renouveau, 30 janvier 2009

 La Montagne, Haute-Loire, 2 février 2009

 La Galipote, été 2009



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