Une histoire de degrés.

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Aubière, petite ville dans la banlieue de Clermont-Ferrand, autrefois village comme tout ce qui, au sud de l’agglomération, a été démultiplié par l’exil des citadins vers ce qu’ils croient être la campagne, au nom de vagues souvenirs enfantins. Tous se sont rués vers une maison individuelle, généralement un pavillon accolé à d’autres pavillons, où ils passent leurs soirées devant la télévision et leurs fins de semaine à tondre la pelouse en stéréo avec le voisin de l’autre côté de la haie mitoyenne, à repeindre les volets ou à laver la voiture. Voiture dans laquelle il faudra mettre beaucoup de carburant très coûteux afin de pouvoir retourner travailler en ville et emmener les enfants faire une foule d’activités qui ne se pratiquent qu’en ville. « Tu ne vas pas t’enfermer dans ta chambre à lire ! Je vais t’inscrire au judo. Tu vas apprendre la cabrette et il serait bon que tu fasses un peu d’improvisation théâtrale. »

Bref, je pénètre dans Aubière, ancien village vigneron. En témoignent une rue de la Cave Madame et un Musée de la vigne comme, ailleurs, un de la mine. On pourra bientôt visiter des Conservatoires des métiers du livre lorsque le support papier aura disparu. On y verra, dans un coin poussiéreux, un écrivain en cire travaillant artisanalement à son bureau. Ère primaire : plume et cahier. Ère secondaire : machine à écrire. Ère tertiaire : ordinateur et imprimante.

Je pénètre donc dans l’ancien village vigneron en longeant un des plus importants centres commerciaux de Clermont. Je passe devant une blanchisserie et une boulangerie industrielles avant d’arriver devant le collège Pierre et Marie Curie situé bien avant le bourg d’Aubière. Si le malheureux Pierre Curie revenait aujourd’hui, c’est par un camion et non par une voiture à chevaux qu’il ne tarderait pas à être renversé.

Le collège, récemment rénové, fonctionnel, moderne. Un C.D.I. clair et spacieux dans lequel m’attendent une quarantaine de paires d’yeux. À quoi ça ressemble un poète, pas mort, appartenant au genre femelle de surcroît ? Ça ressemble, en l’occurrence, à une femme d’une cinquantaine d’années, de taille moyenne, ni grosse ni mince, vêtue de façon pas trop ringarde et les cheveux teints en un roux plutôt rouge. Yeux un peu cernés d’avoir déjà propagé la bonne parole poétique, la veille, à l’autre bout du département, et d’avoir dîné tard avec les copains-poètes ; mais enthousiasmée de retrouver la « Semaine de la Poésie » qui, elle, fête ses vingt ans l’an prochain, les copains justement, de nouveaux élèves dans de nouveaux établissements et de nouveaux lieux.

Au fait, à quoi ils ressemblent, eux, les élèves ? Les filles sont beaucoup plus présentables que nous adolescentes, avec nos indéfrisables-mouton, nos tabliers en coton rose et nos chaussettes jusqu’aux genoux. Déjà de petites femmes alors que nous avions l’air de jeunes godiches ! Quant aux garçons, ils portent des jeans dont les poches arrière se trouvent curieusement placées au milieu des cuisses et d’énormes baskets sans lacets. Cela vaut bien les tailles basses et « pattes d’éph’ » des années 60 ! Ces ados ont tous la main droite prolongée par un téléphone portable et arborent en sautoir un MP3.

J’ironise - mécanisme de défense qui en vaut bien un autre - mais je ressens de la tendresse pour ces gosses parce qu’ils sont, bien sûr, le reflet de mes jeunes années de collège, celles où je me répétais : « Je serai Victor Hugo ou rien ! » comme lui-même avait résolu d’être Chateaubriand ou rien. À la différence près que, lui, il y est arrivé.

Toujours le même mécanisme de défense, qui ne fait pas avancer mon sujet. S’il s’agissait d’une rédaction comme j’en écrivais à l’époque, le professeur aurait inscrit en marge, à l’encre rouge : « Introduction beaucoup trop longue ! ». Entrons, non plus dans Aubière, mais dans le vif du sujet, leurs questions, les habituelles : « D’où vous vient l’inspiration ? », « Combien vous gagnez ? », « Vous passez à la télé ? » et une toute neuve : « Pourquoi ne mettez-vous pas de titres à vos poèmes ? ».

Un poème, ça doit avoir des pieds, des rimes et un titre ! Sur ; « Pourquoi vos poèmes ne riment pas ? » et « Pourquoi vos poèmes ne comportent pas de pieds ? », je reviendrai plus tard.

Aragon écrivait : « Que me dis-tu derrière les mots que tu me dis ? ». Ce que disent les élèves derrière ces questions posées au poète contemporain est : « Ce n’est pas de la vraie poésie que tu écris là, puisqu’il n’y a ni titres, ni pieds ni rimes. De plus, c’est souvent très bref, cela doit être vite écrit. Tu ne te foules pas trop ! ».

À leur grand étonnement, je réponds : « Si, je mets bien un titre, mais pas en haut de chaque page. » Le titre est celui du recueil, commun à l’ensemble des textes. Il les contient tous, leur confère l’enveloppe d’une même peau, unifie le corps du poème entier. Titre souvent polysémique, titre matriochka. J’ai justement appelé un de mes livres : « Titre, ou Coulisses des degrés », parce que le mot Titre contient suffisamment de sens pour se suffire à lui-même. Une de ses significations est : « Poids d’une substance dissoute contenu dans un volume donné de la liqueur dissolvante ». Un peu de chimie au collège Pierre et Marie Curie ! Mon admiration pour « Alcools » d’Apollinaire m’a conduite à ce clin d’œil qui veut dire aussi Titrage.

Et voilà comment, en pays vigneron, la boucle est bouclée.

À midi, je boirai un de ces humbles vins d’Auvergne, Boudes ou Châteaugay, qui, sans concurrencer nos grands crus nationaux, se laissent boire avec une bavette à l’échalote, en pensant à la jeunesse qui, de tous temps, se cherche des repères, des limites, un cadre jusque dans la présence rassurante d’un titre.

La poésie lui propose l’ivresse des mots et l’ascension des degrés d’une cime comme « Le mont analogue » de René Daumal, un sommet symbolique loin du monde de l’avoir, plus près de celui de l’être.



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