Et l’orchestre joue sur le pont qui s’incline…

Accueil


« Et l’orchestre joue
sur le pont qui s’incline »
(Editions La Porte.
Yves Perrine 215 rue Moïse Bodhuin 02000 Laon
3 € l’exemplaire numéroté. )

Chaque matin du monde, nous nous éveillons pleins d’espoir, mais, peut-être, à l’image du
Titanic, un iceberg nous guette,
symbolique des différentes
manifestations de la mort.
Cependant, jusqu’au dernier moment,
l’orchestre joue sur le pont qui s’incline.
Et les poètes, eux, continuent à écrire...

TEXTE :

À Wallace Hartley
et aux musiciens de l’orchestre du Titanic,
in memoriam.

"Tous les matins du monde sont sans retour."
Pascal Quignard

Un matin,
nous nous éveillons
comme si nous ouvrions les yeux
sur tous les matins que promet le voyage.
L’air possède la texture translucide d’une orange.
Le nom des villes portuaires titille nos songes
et le moindre rideau nous semble une voilure.

Des poèmes plein les poches,
nous prenons le large
à bord d’une journée
qui contient l’alphabet entier
à l’intérieur de sa couleur azur.

Nous sommes jeunes
– ce matin,
le miroir a oublié –,
nos mains sont blanches et lisses.
À nos épaules des projets de bagages
– la teinture du cuir, non fixée,
déteint sur nos chemises –,
à nos doigts des bagues à secrets.

Au sol,
notre ombre marche plus vite que nos pas.
La vie semble un large quai,
des docks animés,
un océan infini
– barrettes de mouettes
dans les cheveux du ciel –.
Nos rêves sont à la démesure d’un paquebot
– piano aux touches en ivoire,
valse sur le parquet des vagues –.
Ils nous portent plus loin que notre finitude,
tellement plus loin
que le mot loin paraît étroit.

Nous sortirons les poèmes de nos poches
pour les réciter aux oiseaux inconnus
que nous découvrirons.
À ceux qui ont le cœur en forme de violon
et ne perdent jamais leur sang,
ceux dont les plumes ressemblent
aux feuilles des saules.
Pour les dire aux hommes rencontrés en chemin,
à ceux qui caressent les blessures des chiens
avec leurs mains tremblantes.

Les rayons du soleil
retiennent les nuages prisonniers.
Une fontaine coule
avec un son de flûte traversière.
Des enfants poussent un bateau en papier
dans un caniveau.

Chaque rue est une phrase
tracée dans le livre de la ville.
Chaque rue est une porte
qui s’ouvre sur une autre porte.

Venu on ne sait d’où,
un accord de cuivres suit les longs couloirs entrevus
et les douves verdâtres
où nagent carpes et têtards sous les nénuphars,
avant de se perdre
en descendant les voies qui conduisent à la mer.

Dans notre hâte,
nous avons oublié sur la table
quelques fruits et un morceau de pain.
Nous les jetterons dès notre retour.
Le courrier emplira la boîte aux lettres
et l’herbe aura poussé dans notre cour.
Nous aurons encore le temps,
toute la vie,
après…

Là-bas,
des sirènes androgynes nous appellent.
Leurs seins sont de subtiles collines
dressées sur la plaine de leur peau.
Leurs écailles brillent de désirs ambigus.
L’air aura un goût différent
et l’oubli sera plus vaste.

Malgré notre course impatiente,
le vent doit parfois nous attendre.
Il vole de toit en toit
égarant une girouette
qui tourne à perdre haleine
comme un cheval exténué,
aveugle au sortir de la mine.

Nous rassurons les amis
que nous croisons en route
Nous vous enverrons des cartes ornées de timbres rares.
Nous vous rapporterons une coiffe indienne,
des petites statues de la Liberté,
du bison séché et ce chocolat aux fourmis qui provient du Mexique.

Nous lacérerons le mot banal
en fins rubans tissés de fils d’or.

Une île nous appelle,
deux figures étranges gardent son rivage.
Il faut pour l’aborder
soutenir le regard des idoles.
Nous ne connaissons
ni sa latitude
ni sa longitude,
mais, dans un grand sommeil, nous l’avons souvent vue,
étrange et familière.

Nous délaisserons nos mots de compagnie
pour ceux que nous offrira la traversée.
Voguer de syllabe en syllabe
à l’affût des écrits à venir.
Tant et tant de portes à ouvrir
et tous ces couloirs comme des veines nouvelles.

Mais, sur la partition,
les lignes dérivent sous un dôme sans étoiles
(toujours, le pluriel multiplie le manque).
Le soleil se noie.
Ne brisez pas la figure de proue,
la montagne acérée s’en chargera.

Tentez simplement de rêver encore.

Il est minuit passé.

L’air prend un goût amer
et les rideaux se déchirent aux fenêtres.
Une brume tenace rétrécit l’alphabet autour d’une seule voyelle.
Notre ombre se fige sur le sol.
Devant nous, un mur blanc et lisse,
une page de glace, la dernière.

Tous les matins s’immobilisent.

Les bagages voguent à la dérive.
Les bagues, entre deux vagues, demeureront fermées sur leurs secrets.

Et l’orchestre joue
sur le pont
qui s’incline…



Site réalisé avec Spip | Espace privé | Editeur | Nous écrire